Lomé, 12 mars

Ce matin je suis prise de velléités touristiques ! Le musée national de Lomé et le centre artisanal.

Les deux sont somme toute assez décevants. Le musée est tout petit et sans guide. Une première salle expose toutes les techniques artisanales traditionnelles togolaises : poterie, forge, travail du bois, etc. Quelques jolis objets cependant, bien que les commentaires manquent vraiment. La deuxième salle se contente de survoler l’histoire du Togo. Après la période de l’esclavage, celle de la colonisation allemande et française, sont affichés les portraits de tous les présidents qui se sont succédé, et cela encore sans commentaires. Nathalie pense que cette « pudeur » recèle en fait un black-out toujours en cours sur l’histoire réelle du Togo, que le pays préfère ne pas révéler au grand jour. Des historiens s’attachent à la reconstituer, mais bien des périodes noires sont restées sans traces.

Quant à la visite au centre artisanal, elle me gêne comme toujours. Je n’aime pas trop ces balades auprès de commerçants ou d’artisans très pauvres qui, en voyant passer un blanc, et ici les touristes sont rares, espèrent tant vendre quelque chose, alors que vous savez bien que vous n’achèterez rien. Chaque passage de touriste dans ce genre de lieux est un espoir déçu. Car il n’est pas question que je charge actuellement mes bagages, un mois et demi avant de rentrer en France.

Le temps passe vite. Demain je pars pour le Cameroun déjà. J’ai commencé à ouvrir mon guide pour repérer au minimum quelques éléments de géographie. Le pays semble très beau du point de vue de la végétation. Le mont Cameroun culmine à plus de 4000 mètres. Les plages sont blanches. Il y a des formations volcaniques, un semi-désert au nord. Bref, tout ce que j’aime. Le seul hic est qu’il fera très très chaud. J’ignore tout de ce que les scrabbleurs camerounais m’ont réservé.

Prince et Modeste, mes adorables accompagnateurs, commencent à parler avec tristesse de mon départ. J’aimerais bien aussi qu’ils restent à mes côtés, tellement leur présence pleine de sollicitude et d’intelligence m’est agréable. Nous évoquons l’idée de ne pas prendre le bus qui transportera les marchandises… et de continuer ensemble dans cette voiture climatisée et confortable qui, depuis une réparation magique, semble parfaitement fonctionner. De plus, je me vois mal effectivement faire du tourisme avec le bus et les marchandises. Une voiture permettrait plus de souplesse.

Je peux prendre à ma charge la location du véhicule, mais il faudrait aussi qu’ils se contentent à trois pendant un mois de mon budget de 1000 € pour un seul accompagnateur. A eux de voir… Se serrer dans une pièce, manger au minimum…Mon budget n’augmentera pas. Ils en discuteront dans les jours prochains avec Olivier.  

Olivier, qui vient de m’apprendre la mauvaise nouvelle du jour. La deuxième cargaison est bien arrivée à Cotonou, mais les douanes ne se contentent pas encore des documents que nous fournissons ! Outre les lettres de donation, la lettre d’accréditation obtenue auprès de l’OIF et l’exonération douanière signée du Ministre des Finances béninois, il y aurait encore des frais à payer ! C’est du racket ou quoi ? Comment un pays peut-il se prévaloir de taxer des marchandises qui sont données et qui doivent être distribuées gratuitement sur son territoire ? Je crains que le problème ne se renouvelle à mon arrivée au Cameroun, alors que les dépenses engagées pour le fret aérien sur ce pays sont déjà importantes.

Mon dernier dîner solitaire à Coco Beach est un petit moment de bonheur. Le vent ce soir est un peu frais. Le bruit de la mer incessant. La nuit très noire. Je savoure cet instant de solitude.

Douala, le 14 mars

Georges Gnangwe s’est beaucoup impliqué dans la préparation du Rallye des mots et m’a prévu un programme d’enfer pour, dit-il, « profiter au maximum de ma présence ». Georges s’est beaucoup engagé, et il lui faudra faire marche arrière sur un certain nombre des évènements prévus, tant que les questions de la structuration de la fédération camerounaise ne sont pas réglées. Il semble mettre volontiers la charrue avant les bœufs : faire une démonstration dans une école ce matin avant que le matériel ne soit là, que la sensibilisation ait été effectuée avec les enseignants, qu’une activité de Scrabble ne soit déjà instaurée dans l’établissement, qu’un animateur scolaire ait été formé et s’engage à poursuivre l’activité, par exemple. J’ai donc le sentiment dès le début de cette matinée, à la seule vue du planning de la journée, d’une énorme bonne volonté accompagnée d’un manque de méthode. Agir surtout agir, c’est semble t-il sa volonté pour exister et pour compenser les longues années pendant lesquelles l’activité Scrabble était inerte.

Après une brève interview dans une émission sportive, déjà commencée à notre arrivée (aïe, aïe, aïe, ici aussi les horaires !), nous gagnons une grande salle municipale où doit se tenir l’assemblée générale. La salle n’est pas du tout prête à l’heure prévue, et on ne nous attend pas : embrouillaminis dans la communication entre fonctionnaires… Georges se démène et résout, je ne sais comment, le problème. Sans doute un petit billet glissé dans la main de je ne sais qui. Mais une heure après, voilà la salle dotée d’une estrade recouverte de tissu, de tables et de chaises. Nous demandons d’abréger la pose des parures de façade du podium, que des employés s’acharnent à vouloir épingler tout autour en faisant des fronces ! Nous sommes une cinquantaine dans la salle et les scrabbleurs ont commencé à engager des parties en attendant. OK. Nous pouvons commencer !

Pas très facile. Je ne connais pas les gens qui sont là. Je n’ai qu’un aperçu très bref et très superficiel de la situation. Je n’ai jamais validé la façon dont elle m’a été décrite. Tout ce que je sais c’est que, d’un côté le Président de la fédération camerounaise, Claude a été élu en 2002 et que son mandat n’a jamais été renouvelé pendant toutes ces années, que ce sont des années où la structuration en place et l’activité se sont progressivement délitées, et qu’un Comité provisoire de gestion conduit par Georges s’est mis en place pour pallier la situation. Je dois d’abord essayer de comprendre quel est le climat dans cette assemblée. S’agit-il de luttes fratricides ou d’une situation dégradée ? Y a-t-il une volonté partagée d’aller de l’avant et de créer une nouvelle structure ? Quel est le degré de maturation de la volonté de faire disparaître les différends au profit d’une unification ? Quels sont les points de divergence et de cohésion entre les deux tendances ? Qui représente quoi ? Etc.

Je me lance donc dans une espèce d’animation un peu improvisée, dont le but est double : d’une part mieux comprendre où je suis en permettant aux participants de s’exprimer, et d’autre part commencer à faire passer un certain nombre de messages, dont le message essentiel, à savoir que je suis d’abord là pour travailler avec les scrabbleurs camerounais à la mise en place d’une fédération digne de ce nom. Je navigue vraiment à vue, mais le débat s’instaure petit à petit. De nombreux participants s’expliquent sur ce qu’ils appellent « l’état des lieux ». La question de la création de licences semble être un point d’achoppement, mais, un peu pour me faire plaisir je crois, tout le monde me suit dans la démarche proposée : un débat ouvert me permettant de prendre contact, la création d’un groupe de travail sur les objectifs à se fixer et la structure équilibrée et compétente à mettre en œuvre pour y parvenir, un retour du travail de ce groupe vers les scrabbleurs, réunis en tournoi demain, et la proposition d’un bureau exécutif nouveau sur lequel une assemblée générale réunissant des représentants désignés des clubs, permettra de valider ou d’invalider le nouveau bureau par un vote.

Le débat dure deux heures, pendant lesquelles ne s’expriment pas de vraies divergences, mais pas non plus de véritable unité. A la tribune, Claude Eyala, en retrait ne s’exprimera pas. Il apparaît très vite comme se mettant à l’écart des débats. Georges prendra la parole assez souvent, ainsi que Gérard Dophant, scrabbleur camerounais vétéran. Je ne sens aucun enthousiasme réel de la part de la salle, mais une sorte de passivité empreinte sans doute de circonspection, de sous-entendus, qui devront le rester si l’on ne veut pas s’engager dans la voie d’une polémique stérile. Je crois que tout le monde est plongé dans l’expectative en fait : que peut-il sortir d’une telle démarche alors que les problèmes ont déjà été posés maintes fois sans avoir été résolus ?

Je passe cependant un certain nombre de messages. Une fédération ce n’est pas un homme, chef de clan, qui régit tout, qui soutient de sa poche les activités, et auquel tout le monde est un peu inféodé. Une réunion de travail préparatoire, ce n’est pas la désignation d’un nouveau bureau. Une élection, c’est pour un mandat donné dans le temps et pas à vie. Un responsable impliqué dans l’organisation n’est pas forcément un des meilleurs scrabbleurs. Une structure, ce n’est pas la même chose qu’un mode de fonctionnement, Etc. Beaucoup de notions qui, chez nous, paraissent très évidentes, mais qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans la culture africaine et les modes de faire.

Je m’efforce d’identifier les clubs présents. Là, c’est assez clair. Je demande à chaque club de m’indiquer son ancienneté, ses effectifs, sa fréquence d’activités. Puis, club par club, demande à l’assistance de donner une légitimité à ce club, de sorte qu’il puisse désigner un participant au groupe de travail préparatoire. C’est sans problème apparemment. Il semble régner une vraie unité dans les sous-groupes que représentent les clubs, ainsi qu’une véritable dynamique. Les divergences ne paraissent pas partager les scrabbleurs de base en deux camps. Elles semblent localisées au niveau de ceux qui réclament du pouvoir, que ce soit par légitimité historique ou par engagement dans le renouveau de l’activité.
C’est déjà à mon avis plus simple que la situation togolaise, où devaient coexister des scrabbleurs tout aussi nombreux et performants du côté d’un camp que d’un autre. Car là, n’est-ce pas, il y a risque de guerre civile ! Ici, ce n’est pas le cas. C’est au niveau des têtes qu’il faut arbitrer pour faire régner l’harmonie.

Le signe le plus clair de cela apparaît en fin de réunion. L’animation regagne l’assemblée. Des parties libres s’engagent immédiatement. On entend des rires. Tout le monde parle avec tout le monde. La vie reprend, après s’être comme figée, face aux confrontations des chefs. Vite, vite, jouer ! J’y vois un très bon signe.

Sieste brûlante bien méritée. Je n’ai dormi cette nuit que quelques heures et je sombre dans un sommeil comateux. J’ai déjà dit qu’il faisait chaud en Afrique, mais là, c’est plus que chaud ! C’est moite aussi. Il doit faire plus de 35° cet après-midi mais, quand je demande autour de moi une estimation, personne ne me la donne vraiment. Ici, la température, on s’en fiche bien. On subit, c’est tout.

16 heures trente, c’est l’heure à laquelle est convoquée la réunion de travail restreinte. On ne viendra me chercher qu’à 17h30 ! Si Claude était là, avec son horloge suisse dans la tête, il deviendrait fou !

La réunion se passe dans la cour de la maison d’un scrabbleur. Le but en est le suivant : définir les objectifs à atteindre par la fédération camerounaise, et à travers eux, commencer à tracer l’organisation des tâches qui préfigure la structuration d’un bureau. Je commence par un brainstorming qui délie un peu les langues, et aboutit effectivement à noter sur un tableau noir un listing exhaustif des diverses fonctions que doivent assumer les membres d’un bureau exécutif. Je me crois revenue 10 ans en arrière, à l’époque où en tant que consultante, j’animais dans les entreprises cette sorte de réunion. Je retrouve les vieux réflexes, donner la parole, écouter, noter, regrouper, synthétiser. C’était mon job. Pas désagréable à retrouver en fait tout en sachant que ce n’est pas tous les jours, que je ne fais pas cela pour gagner ma vie, que le « client » sera  nécessairement satisfait, et qu’aucun patron n’est là pour m’évaluer ! Finalement le bénévolat c’est vraiment génial !

Je suis satisfaite du boulot effectué dans cette journée. Nous cheminons lentement mais sûrement vers une nouvelle structure. Il n’y a pas d’opposition de Claude Eyala, qui semble résolu à s’effacer, devant tant de motivation des jeunes scrabbleurs à faire évoluer les choses. Tout se passe en douceur… Pour l’instant.

Le dîner avec Georges et Micky, président du CPG, est très agréable. Le vaste restaurant est en plein air. Nous allons choisir nous-mêmes en cuisine le poisson dont je vais me régaler. Le prix n’est en rien affiché, et mes hôtes discutent le montant de la daurade qui me fait envie ! Tout autour de la cuisine aux murs de pierre, des braseros où grillent les victuailles. La conversation est très intéressante. Il y est question des modes de fonctionnement africains qui handicapent l’évolution et l’efficacité du pays, de l’amour du Scrabble, jeu auquel on est redevable, car il a aidé à passer des moments difficiles, et en particulier la faim. Jouer à n’en plus finir, à s’en abrutir totalement, pour que le sommeil gagne après s’être contenté d’un grand verre d’eau… Pour d’autres, chez nous qui ne connaissons pas la faim, ce sera l’oubli d’un veuvage, d’un chagrin d’amour, de la solitude, ou de je ne sais quels autres maux qui rendent parfois la vie si difficile. On a souvent parlé du rôle social que joue le Scrabble, dans les rencontres, les voyages qu’il permet, mais peu souvent du rôle psychologique. Quand on entend « c’est une véritable drogue » il faudrait se pencher davantage sur ce que cela veut dire. La drogue, n’est ce pas le recours ultime à la recherche de l’apaisement d’une douleur intolérable ?

Cotonou, le 24 février

C’est dimanche. Enfin pour moi une journée où je vais me la couler douce ! Pendant ce temps Claude poursuit la formation. Il souffre j’en suis sûre, mais se montre heureux d’être enfin utile, et de ne pas se contenter de me suivre dans toutes mes démarches officielles et administratives.

Nous dînons d’une salade hier soir tous les deux, sur la terrasse de la maison, car l’intérieur, le soir, est une véritable étuve. Aux environs de 20 heures nous sommes suffisamment fatigués pour aller dormir. Les soirées cotonoises ne sont pas des soirées vraiment festives ! Chaque occasion de repos est convoitée et soigneusement préservée. Si bien que, finalement, ni l’un ni l’autre ne sommes épuisés à la hauteur de l’effort fourni.

Cette pause me permet de revenir sur les 15 jours que je viens de vivre. Il me semble que je suis ici depuis des mois. Je n’ai pas eu le temps de penser à mes proches. Ma maison, dont l’aménagement n’est pas terminé, me semble terriblement loin. C’est pour moi une bonne chose. J’aime ces ruptures que produit le voyage. J’en ai besoin. C’est la seule façon pour moi de ne pas trouver la vie ennuyeuse, même s’il ne m’arrive jamais au quotidien de m’ennuyer.

J’aime partir comme j’aime revenir. Je suis une nomade au fond de moi…Mais les vrais nomades, je les envie, car ils partent en tribu, avec leurs amis et leur famille. Quant à moi, jamais je n’ai eu la chance d’avoir une famille ni des amis qui partagent mon goût pour le nomadisme !

Malgré les difficultés relationnelles avec l’organisation béninoise, les tensions qui existent entre les organisateurs, le climat reste pour nous agréable. Notre petite équipe est très sympa. Olivier s’est un peu retiré ces derniers jours, excédé par les reproches et la non-reconnaissance de son travail. Il viendra nous rejoindre bientôt. Modeste, responsable de la commission des règles et des litiges, est entièrement disponible pour nous. C’est un garçon adorable. Comme son ami Prince, qui nous conduit et qui, soudainement plongé dans le monde du Scrabble, s’intéresse de très près à ce que nous vivons. A nous 4, nous plaisantons volontiers et nous sommes bien. Tous les deux nous accompagnent partout, et le soir nous les convions souvent à dîner avec nous. Nous devons savoir que lorsqu’ils nous accompagneront en tournée les frais seront multipliés par deux, car ils n’auraient pas les moyens de suivre notre rythme de vie, et qu’il est hors de question de manger devant eux sans qu’ils partagent notre repas. De ce point de vue Claude et moi partageons les mêmes idées et j’apprécie beaucoup ce consensus entre nous.

Je n’étais pas certaine d’avoir besoin d’être accompagnée par qui que ce soit, et je craignais vraiment que cela complique la situation, compte tenu de mes habitudes de vie solitaires et de mon goût pour le voyage individuel. Mais dès aujourd’hui, je me rends bien compte que la présence de Claude est pour moi très utile, qu’elle me permet de ne pas paniquer dans les situations difficiles, qu’elle me permet aussi de nous expliquer le soir sur ce que nous venons de vivre et de le partager avec quelqu’un. Je ne sais pas comment j’aurais réagi dans les situations aussi difficiles que celle que nous vivons si j’étais livrée à moi-même. Par ailleurs, cette présence, donne du poids à notre parole. Spontanément les Béninois auraient tendance à s’adresser à lui plutôt qu’à moi comme responsable du projet. Ma parole de femme leur est probablement assez étrangère, surtout lorsqu’elle s’assortit d’autorité. Claude, même s’il ne dirige pas le projet, n’ayant pas la maîtrise que j’en ai, en arrière-plan, me crédibilise et crédibilise la FISF.

En théorie, après les 15 jours passés ici, nous avons complètement rempli notre contrat vis-à-vis des Béninois, bien que tous les rendez-vous prévus n’aient pas été effectués : rencontres avec le Ministère de l’Enseignement primaire et secondaire, avec celui de la Culture, avec les représentations des ambassades de Suisse, du Québec et de Belgique. Les semaines qu’ils nous ont rajoutées pour les tournées départementales ne sont pas dues. Ce devait être des semaines de tourisme au Togo et au Bénin. Nous acceptons l’un comme l’autre de les consacrer aussi au travail avec les ligues régionales, mais à la condition, que la fédération béninoise nous fournisse le véhicule nécessaire. Dans le cas contraire, nous partons avec Prince et sa voiture nous balader. Demain, lundi, nous sommes censés avoir un véhicule BMW, qui sort de je ne sais où. Nous verrons bien et en fonction de ce qui s’est passé lors de cette journée, nous déciderons le soir, Claude et moi, de la suite des évènements. En tous les cas, même si le véhicule nous est fourni, nous ne souhaitons ni l’un ni l’autre continuer à bosser à un tel rythme et passer à côté de la visite du pays. Il faudra trouver un compromis satisfaisant. Mais je sais, qu’avec Olivier et Modeste, les deux accompagnateurs que nous avons choisis, cela sera possible.

Quant à moi, avant de passer à la balade, pour le compte de la fédé béninoise ou pour mon propre compte, il faut que je règle la question épineuse du transport du matériel. Patrice Jeanneret et moi avons tenté de nous joindre par téléphone, mais la liaison est trop difficile. Il nous faut nous parler par mail, ce qui n’est pas plus mal pour s’expliquer. J’ai déjà adressé des éléments pour prendre une décision sur le choix du mode de transport du matériel aux autres pays. Je passerai la journée de demain à réunir tous les devis nécessaires.

Pendant que j’écris, ce dimanche matin, j’entends le prêche de l’Eglise du Christianisme Céleste qui fait face à notre maison. Les ouailles lui font réponse par de grands Alléluia ! Un piano accompagne les chants. Un coq fait entendre régulièrement le sien. C’est bien bon d’être un peu seule pour quelques heures.

L’après-midi, nous parvenons à dégager quelques heures pour une magnifique balade à Ganvié, village lacustre à proximité de Cotonou. Une belle traversée en barque sur un lac salé permet d’atteindre ce village, qui date du 17ème siècle et qui a été construit par des Béninois cherchant à échapper à des guerres tribales, ainsi qu’au marché aux esclaves que pratiquaient des rois de la région. Les masures sont en planches et en chaume sur pilotis. Les plus modernes d’entre elles utilisent de la tôle ondulée. Elles sont organisées en rues, la rue des pêcheurs, la rue du marché, la rue des amoureux, dans lesquelles on circule en pirogue. 30 000 personnes vivent là, sûrement dans une certaine misère, essentiellement de la pêche des poissons du lac. Les plus chanceux d’entre eux ont pu acquérir une parcelle d’eau privative. Là, ils plantent des branches de bois qui, en pourrissant, offrent aux poissons leurs lieux de reproduction. Un grand filet à la bonne saison suffit à les ramasser. L’atmosphère est très paisible ici et moins lourde qu’à Cotonou. Les clapotis de l’eau se font entendre partout. C’était un très bon dimanche après-midi.

Lomé, le 1er mars

Je suis heureuse de quitter Cotonou ce matin. Prince, Modeste et Olivier nous accompagnent à Lomé, pour démarrer notre tournée togolaise.

Passage de frontière un peu laborieux, mais sans problèmes. Nous n’avons pris avec nous qu’une petite quantité de matériel, puisque la question de la légitimité d’une fédération togolaise n’est pas résolue. Cette question sera le cœur de notre activité ici. Il ne peut pas exister deux fédérations se réclamant du même pays, et il n’est pas question de légitimer d’office l’une plutôt que l’autre. Ceci veut dire qu’il n’y aura au Togo ni médiatisation, ni rencontres avec des ministères.

Plus précisément la situation est la suivante : La Fetosc a vécu comme fédération unique depuis longtemps mais, son Président, apparemment tout-puissant, a quitté le pays pour la République Centrafricaine, si bien que la fédération n’a plus jamais donné signe de vie à la FISF. Laissée à l’abandon, Carlos a repris récemment ses activités, et se trouve donc à la tête de 5 ou 6 clubs, qu’il finance de son argent personnel et qui fonctionnent. Dans la période de sommeil de la Fetosc, s’est créée parallèlement une nouvelle organisation, issue d’un club dynamique, la Togolaise des Mots, qui a entrepris de fédérer autour d’elle un certain nombre d’autres clubs, a déposé des statuts, est active en milieu scolaire et se revendique comme la nouvelle fédération togolaise. La Togolaise des Mots a préparé le Rallye très activement, tandis que la Fetosc ne s’est manifestée qu’en janvier !

Il va falloir faire admettre aux deux parties de se rapprocher, et de mettre en place pour la semaine prochaine une assemblée générale permettant la refondation d’une organisation unique.

Lomé m’apparaît tout de suite comme une ville beaucoup plus agréable que Cotonou. Elle est située au bord de la mer bordée d’une plage magnifique qui s’étend sur des centaines de kilomètres. Dans les rues, moins de circulation. L’essence utilisée ne dégage pas les vapeurs nauséabondes des véhicules béninois. Les arbres sont partout. Les magasins semblent plus modernes et plus sophistiqués. De nombreux restaurants ont des terrasses sur le trottoir. La ville est très animée mais cependant assez calme.

Nous sommes accueillis par notre ami Kekeli, et partons d’emblée voir un lycée dans lequel environ 160 élèves, issus d’établissements différents, jouent au Scrabble tous les jours entre midi et deux, sous la conduite d’un animateur de la Togolaise des Mots, ainsi que le week-end. La salle dans laquelle nous parvenons m’émeut beaucoup. Une bonne centaine de jeunes, à parfois 10 par table, sont concentrés au-dessus d’une seule grille dont les pions sont incomplets. Au tableau noir, l’animateur a dessiné deux tableaux à la craie : une grille d’arbitrage et une grille de jeu. On n’y voit pas grand-chose. Les tirages sont écrits au fur et à mesure sur le tableau noir. Tout le monde suit, en grand silence, respectant strictement le temps imparti. A l’annonce des beaux coups (un nonuple avec « hibernat ») des exclamations joyeuses fusent dans la salle.


Devant ce spectacle, nous décidons de remettre du matériel, quelques grilles murales, 14 jeux et deux dictionnaires. Cette dotation est remise au proviseur du lycée et non directement à la Togolaise des Mots. Petit discours de ma part, applaudi très chaleureusement, avec des cris de joie, quand je parle des 14 jeux !
Quel plaisir que de voir cela ! Je me rends compte que depuis le début de ce projet je n’ai pas vraiment encore reçu de gratifications de mon travail. J’ai comme l’impression que c’est la première fois. J’en suis très heureuse.


Après le déjeuner avec l’équipe de Kekeli, nous rencontrons Carlos, qui nous explique l’historique de la Fetosc et les difficultés de relations qu’il a avec la Togolaise des Mots. Pour apaiser les choses, je reconnais que les torts sont  partagés dans cette affaire : la Fetosc ne donne plus signe de vie, la Togolaise s’instaure comme fédération légitime, et la FISF la cautionne pour le Rallye des Mots sans tenir compte de la fédération passée. Carlos dit vouloir la réunification du Scrabble togolais. Nous lui expliquons notre programme qu’il approuve : formation de formateurs pour tous les scrabbleurs qui désirent être animateurs scolaires, présence aux simultanés panafricains de la semaine prochaine, et assemblée générale de refondation d’une fédération togolaise, condition de la remise du matériel. Cela paraît lui convenir. Nous verrons la suite…

Nous sommes conduits ensuite dans la maison de la famille qui nous loge. C’est une maison spacieuse donnant sur un petit jardin décoré de kentias, celle où vit Nathalie, secrétaire de la Togolaise. Cette jeune femme tient une petite bibliothèque attenante à la maison, et a fait ses études de droit humanitaire international en région parisienne. Ils sont 7 enfants, tous très instruits, et vivent modestement mais dans un certain  confort : machine à laver, congélateur. Le père était un grand reporter connu à RFI. La mère était enseignante.

Les conditions de notre hébergement sont sommaires (salle de bains à la bougie sans eau courante, chambres non ventilées), mais tout à fait acceptables, et la gentillesse des gens donne vraiment du baume au cœur. Nous sommes là pour deux nuits avant d’aller nous balader dans les campagnes togolaises.

Claude est malade et reste au lit ce soir, tandis que j’invite à dîner toute la ribambelle que nous sommes. Les rues de Lomé en ce samedi soir sont pleines de jeunes et de musique. La dorade braisée est délicieuse. Mais la journée a été longue et tout le monde est fatigué assez tôt.

Cotonou, le 23 février

Ce matin la formation débute. J’ai entièrement confiance dans les capacités de Claude à se débrouiller de toute situation, aussi difficile qu’elle soit au plan pédagogique. J’en profite pour prendre un peu le temps de rattraper le retard que j’ai pris dans la rédaction du blog avant de m’apprêter à passer en direct dans une émission de télé sportive !

L’émission, Giga Sports sur la télévision nationale
béninoise, dure 1h30, pendant lesquelles il est question d’athlétisme, de foot, de karaté et de … Scrabble ! Juchée sur un tabouret inconfortable, éclairée par des spots qui diffusent une chaleur dont on n’aurait pas besoin, j’essaie du mieux possible de défendre notre activité comme discipline sportive, d’expliquer le Rallye des Mots. Drôle d’expérience. Je ne verrai pas le résultat.

Claude pendant ce temps tâche de démarrer la formation
. A l’heure dite le matériel n’est pas là, la salle pas encore prête. Nous commençons à avoir l’habitude de ce genre de choses. Les stagiaires sont venus en bus souvent de très loin. Ils sont environ 40, tous scrabbleurs. Les conditions du stage sont difficiles. La salle n’est pas prévue pour tant de monde, et surtout, d’un bâtiment attenant, s’échappe une musique gaie et tonitruante ! Si j’ai bien compris, il s’agirait d’une fête en l’honneur d’une dame que l’on vient d’enterrer ! Pauvre Claude, lui qui a déjà des difficultés d’audition, c’est le mettre à rude épreuve. Le stage est destiné à fournir aux participants, les outils et les idées qui leur permettront de bâtir une initiation au Scrabble en milieu scolaire. Claude, habitué de la chose, a toute une batterie d’exercices à proposer.

Le déjeuner est servi dehors
. Il a été préparé dans des grands récipients par une Béninoise et est délicieux : du riz et du poisson très épicé. Les stagiaires dorment dans un dortoir proche de la salle. Parmi eux, une seule fille. Ils sont contents. Demain, ils recevront un « diplôme » cosigné par la fédération béninoise et la FISF. Claude et moi espérons que ce ne sera pas leur seule récompense, maintenant que nous avons remis le matériel à la fédération béninoise, et que celle-ci saura aussi se montrer reconnaissante et généreuse envers ces jeunes motivés par le Scrabble.

Car bien entendu, le matériel apporté, même si les Béninois ont été favorisés par rapport aux autres pays, n’est pas suffisant pour couvrir tous les besoins, loin s’en faut ! Chacun vient individuellement me voir pour demander telle ou telle chose. Je suis obligée de le renvoyer vers la fédération, et de refuser d’attribuer individuellement des dons. J’espère vraiment que la répartition du matériel sera effectuée en fonction de critères qui tiennent compte du niveau de chacun, et de son degré d’implication dans l’organisation. Les bénévoles en particulier doivent être récompensés, il me semble. Mais, ayant remis le matériel à la tête de la fédé béninoise, nous ne maîtriserons pas cet aspect.

Or les besoins sont immenses ! Le moindre crayon de papier a ici une véritable valeur. Tout ce que l’on peut donner fait plaisir. Il faut voir cela pour se rendre vraiment compte de l’opulence dans laquelle nous vivons et de nos comportements de gaspillage incessants et dans tous les domaines.

Claude et moi en avons assez de Cotonou. Nous avons hâte maintenant de quitter la ville et d’amorcer notre road movie dans la brousse africaine. Si je vivais dans ce pays, je fuirais cette ville. Elle est trop dure. Hier, sur le plateau de télévision, je remarquais que toutes les personnes présentes ont les yeux terriblement irrités et rouges. Ce sont certainement les vapeurs d’essence que l’on respire ici qui produisent des conjonctivites permanentes.

Vivre dans la misère est une chose, mais la misère des villes est bien pire que celle des campagnes. En face de notre maison vit une famille avec une kyrielle d’enfants en bas âges, nus toute la journée. Leurs têtes sont couvertes de poux qu’ils grattent sans arrêt. Ils n’ont pas l’électricité, ni probablement l’eau courante. Leurs murs et leur toit sont faits de tôle ondulée. Ils doivent crever de chaud là dedans. D’ailleurs combien sont-ils ? Difficile de savoir.