Yaoundé, le 21 mars

C’est le printemps et la pleine lune ce soir sur Yaoundé.

On dit que la pleine lune rend fou. Est-ce ce qui se passe avec mes amis camerounais à Yaoundé ? Possible !

La matinée a été douce. Je m’occupe un peu de moi dans la maison avant de rejoindre ma bande de  crocodiles et d’iguanes yaoundéens qui a organisé un tournoi. Sa raison d’être est surtout de faire quelque chose à Yaoundé à l’occasion du Rallye, et d’occuper les jeunes scrabbleurs qui, à cette occasion sont venus de Douala, et qui commencent à râler de s’être déplacés pour pas grand-chose. Lorsque j’arrive sur le lieu du tournoi, commencé depuis le matin, l’épreuve est annulée, et n’a pas été au-delà des quarts de finale à cause d’un litige entre deux joueurs qui a dégénéré. Il faut dire que ce tournoi n’est pas préparé du tout. Il est purement informel, et a lieu dans la maison d’un scrabbleur. Il n’y a aucune commission d’arbitrage… Nous sommes au Cameroun, me dit-on ! Mais est-ce vraiment une malédiction ou quoi ?

Il est vrai que dans tous les domaines, on peut constater ici une certaine anarchie. Je donne l’exemple de la circulation routière, et cet exemple peut s’appliquer à beaucoup de domaines de la vie camerounaise. Le permis de conduire coûte trop cher. Peu de gens le passent. Les auto-écoles font échouer volontairement les élèves pour vendre davantage de leçons ! On préfère en général « apprendre » à conduire avec un ami ou un parent, et on achète une voiture dès que l’on se sent sûr de soi. Les règles du code de la route sont donc purement et simplement méconnues. D’ailleurs sur les routes ou dans les rues, rien n’indique quoi que ce soit : directions, interdictions, priorités, etc. C’est le plus fort qui passe le premier. On comprend que dans cette situation on puisse assister à des accidents tous les jours, en direct.

La prise de parole en réunion suit un peu le même schéma ! Tout le monde parle en même temps, et c’est la force de la voix ou l’agressivité du ton qui détermine qui on entend ! Autant dire que le volume sonore est pour moi extrêmement pénible dès que l’on est nombreux, et que l’animation d’un groupe dans ces conditions est bien difficile. Je m’en sors grâce à un certain autoritarisme qui souvent, si je ne l’affirmais pas, ne me permettrait pas de faire passer mes messages. Malgré ce désordre, il existe cependant des règles tacites, qui font que le plus âgé est en général plus écouté que le plus jeune, que ma parole avec ce qu’elle a de plus ou moins « officiel » parvient à se faire entendre, mais c’est à chaque instant comme une sorte de combat.

Il n’y aura eu décidément rien à Yaoundé pendant les 4 jours que je viens de passer. Ni rencontre officielle, ni contacts avec les établissements scolaires, ni visites des clubs, ni remise du matériel, et pas même un tournoi digne de ce nom pour fêter le Rallye des Mots ! Heureusement que la ville est intéressante, gigantesque, et que les errements en voiture d’un lieu à l’autre me permettent d’observer la vie camerounaise.

Je me suis en particulier rendue hier sur le marché central avec Maimounia pour acheter une de ces robes magnifiques que portent ici les femmes : un kaba. La créativité dans les tissus et dans la façon est remarquable, et le marché offre un choix fou. Des « ruelles » très étroites et obscures séparent les stands de bois qui regorgent de marchandises et grouillent de gens qui se bousculent. Je m’offre deux jolies robes africaines pour une bouchée de pain, et aurais bien traîné un peu plus longtemps si une pluie féroce n’était en train de s’abattre sur la ville. Maï ayant horreur de la pluie, nous abrégeons la balade.

Après le tournoi de cet après-midi, je convie certains à dîner au restaurant avec moi : Jojo bien sûr et aussi Armand et son épouse qui ont si gentiment accueilli chez eux tant de scrabbleurs. Mais je ne parviendrai pas à organiser ce petit dîner intime ! Nous sommes sans nous en rendre vraiment compte suivis par un tas de gens. Nous nous retrouverons encore 8 ou 9 à table, et le dîner intime se transformera vite en réunion de préparation de l’assemblée générale de demain. Je regrette pour ma part vivement de n’avoir jamais avec les africains de rencontres individuelles, personnelles. Personne ne sait rien de moi et je ne sais rien de personne. Toutes les conversations tournent autour du Scrabble ou de la vie camerounaise. Il me manque vraiment quelque chose.

Le restaurant où nous nous rendons est étonnant. C’est une grande table de bois agrémentée de bancs sous une tonnelle obscure et déserte. Le patron est un artisan qui fait des meubles en bois précieux magnifiques, taillés à même les troncs d’arbre, et dessinés de façon particulièrement pure. Ces objets auraient un succès fou chez nous.

Mais pour y parvenir, c’est encore la galère habituelle ! Alors que nous venons de rouler pendant presque trois quarts d’heure dans une direction, un coup de fil de quelqu’un qui s’impose à notre groupe, nous indique qu’il faut nous rendre dans la direction contraire vers ce restau où il a réservé. Pas de problème ! Le conducteur du véhicule s’exécute et nous mettrons une heure trente à nous retrouver, soit environ deux heures de trajet avant de pouvoir boire quelque chose ! Je suis affamée et assoiffée. Mais rien à dire. Il semble normal à tout le monde que nous ayons fait ce parcours anarchique. Je suis sans doute la seule à me plaindre. La seule à trouver cela aberrant ! Les Africains me diront que je suis trop cartésienne. C’est sans doute vrai. Mais comme il est fatigant de ne pas l’être !

Yaoundé, le 22 mars

Aujourd’hui est un jour crucial, celui de l’assemblée générale lors de laquelle nous devons soumettre au vote des scrabbleurs la liste constitutive du nouveau bureau de la fédération camerounaise de Scrabble.

Depuis la veille, nous sommes mis en garde contre la volonté de certains de faire dégénérer cette procédure et d’empêcher les élections. Certains ? Oui, sans être vraiment précisés, je comprends qu’il s’agit des tenants de l’ancien bureau, de ceux que l’on appelle ici les « crocodiles » de Yaoundé, qui représentent une génération de scrabbleurs historiques, beaucoup plus âgés, et auxquels on incombe la responsabilité de « l’endormissement » de la fédération depuis plusieurs années. Nous devons donc nous attendre à ce que l’assemblée soit très houleuse, et je dois absolument faire preuve de ténacité et de force pour résister à toute tentative de sabotage, me précise t-on.

La salle municipale qui nous est prêtée est vaste. Face à l’estrade sur laquelle sont posés des fauteuils, les chaises en plastique de l’auditoire, organisées en rangées. L’ordre du jour et le conducteur de la réunion ne sont pas encore définis. En petit groupe, nous l’établissons avant que la réunion commence. Sans problèmes entre nous, heureusement, car les scrabbleurs sont déjà présents. Je suis inquiète de l’absence de celui qui va être nommé président. Il a un problème de panne de voiture en venant de Douala. Aïe, aïe, aïe ! Il arrivera in extremis.

La télévision nationale est là et filme en direct le début de la réunion. Je crains le pire si elle reste présente et que l’assemblée dégénère !

Après une introduction sur le Rallye des mots, expliquant ses objectifs, je dois continuer à prendre la parole pour faire comprendre la méthode qui a présidé à la constitution de la liste. J’insiste sur la représentativité du groupe de travail qui l’a élaborée, ainsi que sur le consensus auquel nous sommes parvenus. Très vite, des oppositions se font jour : une seule liste ne serait pas démocratique, on nous impose une liste unique, la liste n’a pas été publiée au préalable, etc. Il me faut faire comprendre que d’une part les élections ont été préparées dans l’urgence, dès mon arrivée à Douala, parce qu’elles étaient la condition préalable au Rallye des mots, d’où certains dysfonctionnements comme la non-publication au préalable de la liste, et d’autre part que tout le monde avait été informé de cette exigence depuis des mois et qu’il était donc possible à chacun de constituer une autre liste qui aurait été en concurrence.

La question du débat est donc la suivante : devons-nous procéder aux élections avec une liste unique à laquelle on peut apposer son oui ou son non ? Ou devons-nous attendre qu’une deuxième liste se constitue, ici dans l’urgence, ou plus tard en mon absence ? Je dois procéder à un vote à mains levées pour tenter d’arrêter la polémique, qui devient de plus en plus houleuse. J’ai du mal à contrôler mon auditoire, me montre de plus en plus tranchante, et les opposants me taxent de méthodes colonialistes et infantilisantes pour les Camerounais ! J’ai déjà entendu cela au Bénin ! C’est l’idée même de méthode et d’organisation qui engendre ce type d’objections. C’est aussi, à mon sens, le dernier argument de ceux qui, pris en défaut, n’ont plus rien à dire !

La pause qui m’est imposée à ce moment là est terriblement dangereuse ! Je ne l’approuve pas mais ne peut pas l’empêcher. Dans un grand désordre les gens se mettent en petits groupes, et le ton des discussions est très fort. Je dois m’approcher de chacun pour demander que l’on se tempère, que l’on ne rajoute pas de l’huile sur le feu en créant un climat encore plus tendu.

Quant à moi, j’ai l’accusation de « colonialisme » en travers de la gorge, bien sûr. Pour éviter la polémique j’ai entendu l’objection mais n’y ait pas répondu. Ce blog me donne l’occasion de le faire.

Je dirais à mes amis camerounais que le colonialisme ce n’est pas l’autorité, ni l’exigence de méthodologie ! C’est le pouvoir qu’exerçaient des blancs tout-puissants sur des noirs pour leur propre profit. C’est l’exploitation des uns par les autres. C’est la réduction  à néant des peuples autochtones mis au service des colons par la force armée, et pour leur prospérité personnelle ou celle des états dont ils étaient issus. Le Rallye des mots est censé apporter une aide aux fédérations africaines, et cette aide est sans aucune contrepartie. Je donne de mon temps et de mon énergie au service d’une cause qui ne me rapporte rien ! Rien non plus à la FISF !

Le vote à mains levées montre qu’une très grande majorité de l’assemblée est d’accord pour procéder à une élection à partir de la liste unique. Ouf ! Nous procédons à la lecture des attributions des membres du bureau, puis à celle des noms.

Il faut ensuite organiser le scrutin. Expliquer là encore la méthode. Faire émarger chacun, malgré le caractère incomplet des listes de Jojo. Rajouter et faire valider ceux qui n’y figurent pas. Distribuer au fur et à mesure les bulletins et faire voter chacun publiquement.

Dépouillement, enfin ! Sur 40 votants, 4 non, 1 blanc, et 35 oui ! C’est une belle victoire, obtenue aux forceps ! Je suis épuisée, vidée, mais contente. Quant aux scrabbleurs, ils sont enthousiastes. Ils acclament à cris de joie les élus qui viennent se présenter un à un sur l’estrade. Les sourires sont revenus sur les visages. On s’applaudit mutuellement. Une nouvelle Fédération Camerounaise de Scrabble est née, et le bureau auquel s’adjoint une quantité incroyable de gens se rend chez le maire pour être présenté.

Le temps passe, et nous devons partir avec Maï à Kribi, dans un bus dont personne ne connaît précisément les horaires et dont l’agence de départ est loin, à l’autre bout de la ville. Là encore, plein succès ! Nous parviendrons à trouver le bus en question qui nous conduit en trois heures trente sur la côte.

Le voyage est assez épique. Entassés comme des sardines dans ce minibus surchargé, nous ne pouvons absolument pas bouger. A peine respirer dans des odeurs nauséabondes avant que le bus ne démarre. La route est si belle qu’elle absorbe toute mon attention et que, malgré la fatigue et l’inconfort, je ne parviens pas à m’assoupir. J’ai déjà parlé de la végétation de ce pays, mais j’en parlerais bien volontiers encore, si le temps ne m’était compté et si je n’ennuyais pas mes lecteurs !

Aux abords de Kribi, dans la nuit obscure, Maï se met à hurler au chauffeur de s’arrêter. Elle vient de voir l’hôtel où nous nous rendons. Je doute qu’il nous faille descendre là, mais elle est sûre d’elle. Il faut enjamber les gens sur les strapontins pour nous dégager avec les bagages et sortir. Nous voilà donc toutes deux en plein milieu de nulle part, dans l’obscurité, sur le talus d’une route inconnue, avec nos bagages ! Mais l’hôtel en question, dont l’enseigne lumineuse apparaît à une centaine de mètres, n’est pas l’hôtel de l’Océan où j’ai réservé, mais l’Oceanic Hôtel ! Maï propose que nous marchions sur la route, l’hôtel de l’Océan n’étant selon elle pas très loin ! Je lui explique que cela est dangereux. Des gens s’arrêtent en nous voyant. Je commence à sentir la galère, la vraie !

Un taxi-moto nous sortira de là ! Nous montons toutes les deux plus nos quatre sacs sur le véhicule où la place manque pour poser nos fesses. Accrochée aux épaules d’un inconnu, qui s’avèrera tout de même très prudent avec sa cargaison de bonnes femmes, nous effectuons quelques kilomètres avant d’enfin atteindre l’hôtel de l’Océan en pleine nuit !

C’est que Maï est une sacrée casse-cou ! Elle m’entraîne pour la deuxième fois dans une odyssée nocturne pas rassurante du tout ! Maï est comme moi. Elle n’a peur de rien ou de pas grand-chose, mais elle n’a pas mon expérience du voyage ni ma connaissance des règles de sécurité à respecter. Je ne lui en veux pas, et m’amuse de son personnage étonnant. Maï, une quarantaine d’années, intellectuelle qui lit des livres Harlequin, qui suit à la télé des feuilletons à l’eau de rose, mais qui n’aime que les personnages méchants et les films d’horreur « pleins de sang qui jaillit » dit-elle, qui fait preuve dans sa vie de beaucoup de courage et de force. Maî une femme libre, forte, moderne et cultivée. Mais pleine de contradictions, et fortement ancrée dans la tradition et la vie camerounaise aussi. J’aime bien Maï. Notre petit séjour à Kribi va nous permettre de faire davantage connaissance.

Kribi, le 23 mars

Notre hôtel de l’Océan a les pieds dans l’eau. Une belle terrasse surplombe la plage, et à marée haute les vagues lèchent le mur. Les chambres réparties dans des bungalows sont agréables, simples mais confortables.

Le dîner d’hier permet à Maï de me parler de sa famille, de ses origines, de sa vie de femme. C’est une chance pour moi d’être avec elle.

Kribi est un endroit magnifique. Une eau tiède lèche des plages bordées de cocotiers et d’arbres très touffus et superbes dont les racines s’enfoncent dans le sable : les badamiers. Devant mon bungalow, s’étale une pelouse bien tondue qui descend doucement vers la mer. Je me saoule toute la journée du roulement de ses vagues et du vent. J’adore le vent, en bonne marseillaise que je suis !

Petit déjeuner de rêve, avec pain beurré. Je rédige mon blog. J’ai trois jours de retard. Déjeuner de salade comme j’aime avec bière bien fraîche. Sieste chaude sous la moustiquaire et le ventilateur. Soirée scrabblesque avec Maï après une promenade sur la plage. Le temps d’un peu plus d’intimité entre nous, avec cette touche de complicité féminine qui fait, qu’entre nanas, les choses sont souvent si simples. Nous en oublions tout simplement le dîner, et elle me bat en partie libre alors que je gagne le duplicate ! Nous trouvons quelqu’un qui, en pleine nuit, va s’enquérir pour nous d’un énorme bar grillé, délicieusement préparé mais accompagné de ces bâtons de manioc ficelés que je n’apprécie pas vraiment, contrairement aux Camerounais qui semblent s’en délecter.

La nuit, un terrible orage me réveille. La pluie s’abat à grands fracas sur le toit de tôle de mon bungalow. Eclairs, tonnerre et coupure d’électricité. J’espère que les éléments se remettront en ordre demain pour la balade en pirogue chez les pygmées que j’ai réservée.

Parakou, le 1er avril

Longue attente pour le vol jusqu’à Cotonou, où je n’arrive qu’à une heure du matin. Mes quatre chevaliers servants sont là : Olivier, Modeste, Eugène et Prince ! Nous sommes heureux de nous retrouver. Ces quatre là sont dévoués, chaleureux, amicaux. C’est un bonheur !

Olivier m’a loué une chambre dans une sorte de monastère ! Une chambre très nue, mais remarquablement propre, dans laquelle je me sens pure comme une jeune nonne ! Enfin, bon… Façon de parler !

La matinée à Cotonou me rappelle bien des souvenirs, datant déjà de presque 2 mois. A la Maison de la Francophonie, la fédération a donné quelques jeux de Scrabble, et Eugène tient un club une fois par semaine pour une douzaine de jeunes novices. Tout le monde me remercie. La Directrice des Loisirs du Ministère de la Jeunesse, celle qui nous a laissés tomber, souhaiterait parait-il aussi me rencontrer. Un peu tard Madame, vous qui n’avez même pas pris la peine de vous rendre à la cérémonie de remise du matériel. Enfin, Edmond, le Président de la Fédération Béninoise a demandé lui aussi à avoir un entretien avec moi.

Edmond, fort absent durant le Rallye des mots, et plus encore durant sa préparation qu’il a complètement déléguée au vice-président avec lequel je me suis si mal entendue, comprend la réaction de mon départ, et un certain nombre de mes indignations. Edmond a bien compris ce qui s’était passé, apparemment. J’explique à nouveau : le Rallye des Mots n’était pas une opération de la fédé béninoise, la préparation a été nulle, les modes de management des scrabbleurs bénévoles qui se sont démenés pour que l’on arrive à quelque chose étaient choquants, etc. Désormais, les choses sont donc dites au plus haut niveau. J’exprime mon souhait enfin que des élections se déroulent sereinement en septembre pour la mise en place d’un nouveau bureau, compte tenu du bilan que l’on peut tirer de ce qui s’est passé. Voilà donc un point final mis à mon histoire béninoise. Le coup de pied dans la fourmilière semble avoir payé. Il faut maintenant attendre.

Olivier n’a toujours pas reçu le fameux virement qui lui permettrait de quitter Cotonou pour le Burkina avec les marchandises. Mon Dieu, que les choses sont compliquées ! Je me débrouille pour dégager suffisamment d’argent liquide pour que son départ soit possible demain, car il n’y a qu’un bus le mercredi.

Après la lecture de mes 25 mails quotidiens (!), auxquels je réponds d’ailleurs, nous pouvons partir vers le nord. Eugène, adorable nous a concocté des sandwichs avant le départ. Puis, nous voilà partis avec Modeste et Prince pour une route de plus de 400 kilomètres cet après-midi, en direction de Parakou, notre première halte.

Et c’est le spectacle à nouveau des routes béninoises. Bien meilleures que les routes camerounaises du point de vue de l’infrastructure comme de la conduite des automobilistes. Les femmes sont très belles ici. Grandes et minces, très élancées, on les voit sur les routes, les bras en arc de cercle au-dessus de la tête, maintenant en équilibre leur bassine cabossée en fer-blanc, dans laquelle elles transportent fièrement toutes sortes de marchandises. Un petit crabe noir est très souvent accroché derrière leur dos, solidement maintenu jambes écartées par un pagne coloré qui semble les écraser, tête de côté : c’est un bébé. Quand on regarde ces femmes de face, on remarque autour de leur taille deux ovales noirs minuscules : ce sont les pieds nus de l’enfant qu’elles portent !

Les paysages de cette route me sont connus : forêts de teck, collines granitiques, étals de gari (farine de manioc) très blanc le long des bas-côtés, stands d’ignames, et vente d’animaux rôtis que le vendeur présente en criant tout écartelés sur leur broche : ce sont des rats !! Délicieux paraît-il, comme le sont aussi les grillons en brochette, les serpents, les cafards, etc. Moi qui ne parviens pas même à avaler un peu de blanc de poulet, on se doute de l’effet que peuvent me faire de telles perspectives !

La route est très longue, mais Prince s’en sort bien. A la nuit, j’ai peur tout de même, de ces piétons noirs qui marchent dans le noir sur le bas-côté, de ces motocyclistes sans phares que l’on découvre à la toute dernière minute, de ces énormes camions qu’il faut doubler. Je dois me débrouiller dorénavant pour éviter de me retrouver ainsi de nuit sur la route.

A l’auberge de Parakou, j’arrive assez épuisée. Je ne parviens pas à avaler quoi que ce soit. Modeste et Prince que j’invite à dîner avec moi ont hâte eux aussi d’aller se reposer.

Limbé, le 26 mars

Avant même que la journée ne commence, j’éprouve le besoin de décrire le lieu magique où je me suis réveillée ce matin et qui, à l’heure où j’écris, se trouve sous mes yeux. Il faut imaginer une sorte de baie d’Along. Mêmes îlots volcaniques arrondis couverts de végétation tropicale, qui émergent de l’océan à travers une brume très douce. Des pirogues pêchent sur l’eau calme. La mer s’échoue directement aux pieds de la terrasse de l’hôtel, dominée par les collines verdoyantes d’un jardin botanique enchanteur.

Nous sommes désormais dans une région volcanique, le mont Cameroun étant très proche. Les plages sont couvertes de sable noir.

Ici il n’y a que des touristes, et commence le Cameroun de langue anglaise. Les anglophones, issus d’une période de colonisation, occupent la partie ouest du pays, celle qui est frontalière avec le Nigeria. Malgré leur caractère minoritaire, ils ont obtenu que l’anglais soit considéré comme langue co-officielle du français au Cameroun.

Nous quittons Limbé en début de matinée pour aller sur les plages sauvages qui longent le littoral sur les prochains kilomètres. Elles ne sont malheureusement accessibles que par des hôtels et payantes. Je me baigne sous les yeux toujours attentifs de Sylvain, véritable bodyguard, mais qui ne sait pas nager !

Sur la route, nous nous arrêtons sur la coulée de lave qui a surgi lors de l’éruption en 1999 du mont Cameroun, deuxième sommet d’Afrique je crois, avec ses 4000 mètres. Une large allée noire de magma durci, où commence à pousser une végétation spécifique, d’un vert fluo. Le mont Cameroun est un géant sauvage et dangereux, toujours plus ou moins caché dans les nuages pour renforcer son mystère, comme son copain le Kilimandjaro, qu’il est très difficile d’apercevoir. Lors de l’éruption les habitants ont eu la possibilité de fuir. La végétation sur les flancs des montagnes est très luxuriante, et il n’est pas possible de l’assimiler à ce que l’on appelle montagne chez nous ! Bananiers, hévéas, plantations de thé, de café, se succèdent sur la route.

Nous allons maintenant remonter vers le nord du pays, à bord de notre Toyota. C’est avec le même véhicule que j’ai parcouru tant de kilomètres en Afrique australe, en Australie et Nouvelle-Zélande. Sylvain n’est pas très bavard et c’est tant mieux. Il roule à 60 km/heure la plupart du temps, me laissant tout le loisir d’admirer le paysage. Un disque de musique africaine, un peu sirupeux à mon goût passe sans cesse sur le lecteur CD. C’est un chanteur camerounais romantique qui parle de bonheur et d’amour…

Je choisis pour rejoindre le nord, la route qui passe par Kumba, puis par Loum, route secondaire, mais qui apparaît avec un tracé normal sur ma carte. Nous pourrons effectuer ainsi le retour par une route différente, et cet itinéraire me permettra d’entrer dans les campagnes profondes de la province du Littoral. Il s’avère très vite devenir une piste sur laquelle nous ne progressons que lentement dans un nuage de poussière. Les paysages sont fabuleux, et j’adore ce type de balade ! Nous traversons des forêts, puis des plantations, des zones sauvages de brousse tropicale exubérante, des rivières, des cascades. C’est magnifique.

Arrêt pour déjeuner dans un restaurant de bourgade, climatisé et dont les tables sont revêtues de nappes en tissu, luxe inattendu à Kumba, grosse bourgade rurale. Sylvain se livre un peu plus maintenant. Il raconte une histoire dans laquelle il a failli aller en prison pour avoir riposté d’un coup dans le plexus à l’agression de quelqu’un. Il parle de ses espoirs, de sa difficulté à vivre ici avec sa femme et son bébé de 8 mois dont il doit assurer la subsistance. Son boulot de chauffeur ne lui rapporte que 40 000 CFA, alors que son loyer est de 15 000 CFA, ce qui lui laisse l’équivalent de 50 euros pour vivre. Or, ici tout est cher pour les camerounais. Le niveau des prix des denrées les plus basiques a beaucoup augmenté et a été à l’origine du mouvement de jeunesse de février dernier. 40 000 CFA, salaire moyen, c’est à titre d’exemple le prix d’un plein d’essence. A moins de se contenter de féculents, un camerounais ne peut pas manger tous les jours. Nombreux sont les enfants qui n’ont qu’un seul repas par jour, avec lequel ils doivent effectuer de très longues marches sur les routes écrasées de soleil pour se rendre à l’école. Ignames, macabo, plantain, riz, couscous de maïs et surtout manioc, constituent la nourriture de base. Quand Sylvain gagne un peu d’argent, il en achète une certaine quantité au cas où…

Comment dans ces conditions, lorsqu’on a accès de surcroît à la télévision européenne, ici Canal plus en l’occurrence, et que l’on voit tous les jours à l’écran l’étalage de nos richesses, ne pas songer à partir et à émigrer ? Tous les jeunes africains y ont songé un jour. Certains nourrissent ce rêve secret même s’ils savent pertinemment que chez nous les noirs ne vivent pas comme ils nous voient vivre sur les écrans de télé. La perspective d’un salaire à 1200 €, représentant donc 30 fois le salaire moyen, apparaît comme un eldorado. Tout homme jeune, courageux, ambitieux, désireux d’aider sa famille, responsable donc, se pose la question de partir.

Après Kumba, la piste continue et empire. Nous avons pris un certain retard avec ce restaurant et je crains que nous ne soyons pas dans les temps pour arriver à la route goudronnée, avant la tombée de la nuit. La voiture cahote de plus en plus, nous sommes à 20 à l’heure maintenant, zigzaguant entre les trous, les pierres énormes. Quant à la chaleur, elle s’appesantit. Le ciel se couvre de gros nuages noirs et l’orage menace, comme chaque fois dans ces cas là ! Un classique de la galère de routarde dont je me passerais bien aujourd’hui, mais rien à faire. Tu l’as voulu, tu l’as eu, et tu ne te plains pas !

Sur la route nous croisons une grande quantité de femmes à demi courbées en deux sous le poids de l’énorme panière de bois qu’elles transportent, en l’accrochant à leur front grâce à un harnais. De véritables animaux de bât qui parcourent ainsi des kilomètres ! Leurs vêtements sont si sales qu’ils n’ont plus aucune de ces couleurs africaines si pimpantes. Leur visage est baissé, marqué par la chaleur, la souffrance, si bien qu’on ne peut pas leur donner d’âge. Mais quelle horreur !

Les deux dernières heures seront épouvantables, même si nous ne transportons aucun poids et si nous sommes assis ! La pluie est diluvienne. Le ciel se barre à tout instant d’éclairs. La lumière commence à tomber. Il nous faudra encore deux heures pour rejoindre la grande route à Loum, sous le déluge. On n’y voit pas à 3 mètres. Les véhicules en sens inverse nous aspergent de gros paquets d’eau, et le pare-brise s’embue sans arrêt. Jusqu’au moment où… ? Et bien jusqu’au moment où nous crevons bien sûr ! Je vous le disais c’est un classique !

Sylvain sous des trombes d’eau doit changer la roue. Il est déjà très épuisé par les heures de grande concentration ininterrompues que lui a demandées la piste. J’ai un peu honte de ne rien faire, mais je suis impuissante.

A l’approche de Nkongsamba, un hôtel est éclairé. Nous y parvenons comme échoués, rescapés. J’irai me coucher sans rien avaler, mais non sans avoir remarqué que les draps étaient souillés, et que des multitudes de cafards énormes grouillaient dans la salle de bains. Je m’effondre donc toute habillée.