Aujourd’hui est un jour crucial, celui de l’assemblée générale lors de laquelle nous devons soumettre au vote des scrabbleurs la liste constitutive du nouveau bureau de la fédération camerounaise de Scrabble.

Depuis la veille, nous sommes mis en garde contre la volonté de certains de faire dégénérer cette procédure et d’empêcher les élections. Certains ? Oui, sans être vraiment précisés, je comprends qu’il s’agit des tenants de l’ancien bureau, de ceux que l’on appelle ici les « crocodiles » de Yaoundé, qui représentent une génération de scrabbleurs historiques, beaucoup plus âgés, et auxquels on incombe la responsabilité de « l’endormissement » de la fédération depuis plusieurs années. Nous devons donc nous attendre à ce que l’assemblée soit très houleuse, et je dois absolument faire preuve de ténacité et de force pour résister à toute tentative de sabotage, me précise t-on.

La salle municipale qui nous est prêtée est vaste. Face à l’estrade sur laquelle sont posés des fauteuils, les chaises en plastique de l’auditoire, organisées en rangées. L’ordre du jour et le conducteur de la réunion ne sont pas encore définis. En petit groupe, nous l’établissons avant que la réunion commence. Sans problèmes entre nous, heureusement, car les scrabbleurs sont déjà présents. Je suis inquiète de l’absence de celui qui va être nommé président. Il a un problème de panne de voiture en venant de Douala. Aïe, aïe, aïe ! Il arrivera in extremis.

La télévision nationale est là et filme en direct le début de la réunion. Je crains le pire si elle reste présente et que l’assemblée dégénère !

Après une introduction sur le Rallye des mots, expliquant ses objectifs, je dois continuer à prendre la parole pour faire comprendre la méthode qui a présidé à la constitution de la liste. J’insiste sur la représentativité du groupe de travail qui l’a élaborée, ainsi que sur le consensus auquel nous sommes parvenus. Très vite, des oppositions se font jour : une seule liste ne serait pas démocratique, on nous impose une liste unique, la liste n’a pas été publiée au préalable, etc. Il me faut faire comprendre que d’une part les élections ont été préparées dans l’urgence, dès mon arrivée à Douala, parce qu’elles étaient la condition préalable au Rallye des mots, d’où certains dysfonctionnements comme la non-publication au préalable de la liste, et d’autre part que tout le monde avait été informé de cette exigence depuis des mois et qu’il était donc possible à chacun de constituer une autre liste qui aurait été en concurrence.

La question du débat est donc la suivante : devons-nous procéder aux élections avec une liste unique à laquelle on peut apposer son oui ou son non ? Ou devons-nous attendre qu’une deuxième liste se constitue, ici dans l’urgence, ou plus tard en mon absence ? Je dois procéder à un vote à mains levées pour tenter d’arrêter la polémique, qui devient de plus en plus houleuse. J’ai du mal à contrôler mon auditoire, me montre de plus en plus tranchante, et les opposants me taxent de méthodes colonialistes et infantilisantes pour les Camerounais ! J’ai déjà entendu cela au Bénin ! C’est l’idée même de méthode et d’organisation qui engendre ce type d’objections. C’est aussi, à mon sens, le dernier argument de ceux qui, pris en défaut, n’ont plus rien à dire !

La pause qui m’est imposée à ce moment là est terriblement dangereuse ! Je ne l’approuve pas mais ne peut pas l’empêcher. Dans un grand désordre les gens se mettent en petits groupes, et le ton des discussions est très fort. Je dois m’approcher de chacun pour demander que l’on se tempère, que l’on ne rajoute pas de l’huile sur le feu en créant un climat encore plus tendu.

Quant à moi, j’ai l’accusation de « colonialisme » en travers de la gorge, bien sûr. Pour éviter la polémique j’ai entendu l’objection mais n’y ait pas répondu. Ce blog me donne l’occasion de le faire.

Je dirais à mes amis camerounais que le colonialisme ce n’est pas l’autorité, ni l’exigence de méthodologie ! C’est le pouvoir qu’exerçaient des blancs tout-puissants sur des noirs pour leur propre profit. C’est l’exploitation des uns par les autres. C’est la réduction  à néant des peuples autochtones mis au service des colons par la force armée, et pour leur prospérité personnelle ou celle des états dont ils étaient issus. Le Rallye des mots est censé apporter une aide aux fédérations africaines, et cette aide est sans aucune contrepartie. Je donne de mon temps et de mon énergie au service d’une cause qui ne me rapporte rien ! Rien non plus à la FISF !

Le vote à mains levées montre qu’une très grande majorité de l’assemblée est d’accord pour procéder à une élection à partir de la liste unique. Ouf ! Nous procédons à la lecture des attributions des membres du bureau, puis à celle des noms.

Il faut ensuite organiser le scrutin. Expliquer là encore la méthode. Faire émarger chacun, malgré le caractère incomplet des listes de Jojo. Rajouter et faire valider ceux qui n’y figurent pas. Distribuer au fur et à mesure les bulletins et faire voter chacun publiquement.

Dépouillement, enfin ! Sur 40 votants, 4 non, 1 blanc, et 35 oui ! C’est une belle victoire, obtenue aux forceps ! Je suis épuisée, vidée, mais contente. Quant aux scrabbleurs, ils sont enthousiastes. Ils acclament à cris de joie les élus qui viennent se présenter un à un sur l’estrade. Les sourires sont revenus sur les visages. On s’applaudit mutuellement. Une nouvelle Fédération Camerounaise de Scrabble est née, et le bureau auquel s’adjoint une quantité incroyable de gens se rend chez le maire pour être présenté.

Le temps passe, et nous devons partir avec Maï à Kribi, dans un bus dont personne ne connaît précisément les horaires et dont l’agence de départ est loin, à l’autre bout de la ville. Là encore, plein succès ! Nous parviendrons à trouver le bus en question qui nous conduit en trois heures trente sur la côte.

Le voyage est assez épique. Entassés comme des sardines dans ce minibus surchargé, nous ne pouvons absolument pas bouger. A peine respirer dans des odeurs nauséabondes avant que le bus ne démarre. La route est si belle qu’elle absorbe toute mon attention et que, malgré la fatigue et l’inconfort, je ne parviens pas à m’assoupir. J’ai déjà parlé de la végétation de ce pays, mais j’en parlerais bien volontiers encore, si le temps ne m’était compté et si je n’ennuyais pas mes lecteurs !

Aux abords de Kribi, dans la nuit obscure, Maï se met à hurler au chauffeur de s’arrêter. Elle vient de voir l’hôtel où nous nous rendons. Je doute qu’il nous faille descendre là, mais elle est sûre d’elle. Il faut enjamber les gens sur les strapontins pour nous dégager avec les bagages et sortir. Nous voilà donc toutes deux en plein milieu de nulle part, dans l’obscurité, sur le talus d’une route inconnue, avec nos bagages ! Mais l’hôtel en question, dont l’enseigne lumineuse apparaît à une centaine de mètres, n’est pas l’hôtel de l’Océan où j’ai réservé, mais l’Oceanic Hôtel ! Maï propose que nous marchions sur la route, l’hôtel de l’Océan n’étant selon elle pas très loin ! Je lui explique que cela est dangereux. Des gens s’arrêtent en nous voyant. Je commence à sentir la galère, la vraie !

Un taxi-moto nous sortira de là ! Nous montons toutes les deux plus nos quatre sacs sur le véhicule où la place manque pour poser nos fesses. Accrochée aux épaules d’un inconnu, qui s’avèrera tout de même très prudent avec sa cargaison de bonnes femmes, nous effectuons quelques kilomètres avant d’enfin atteindre l’hôtel de l’Océan en pleine nuit !

C’est que Maï est une sacrée casse-cou ! Elle m’entraîne pour la deuxième fois dans une odyssée nocturne pas rassurante du tout ! Maï est comme moi. Elle n’a peur de rien ou de pas grand-chose, mais elle n’a pas mon expérience du voyage ni ma connaissance des règles de sécurité à respecter. Je ne lui en veux pas, et m’amuse de son personnage étonnant. Maï, une quarantaine d’années, intellectuelle qui lit des livres Harlequin, qui suit à la télé des feuilletons à l’eau de rose, mais qui n’aime que les personnages méchants et les films d’horreur « pleins de sang qui jaillit » dit-elle, qui fait preuve dans sa vie de beaucoup de courage et de force. Maî une femme libre, forte, moderne et cultivée. Mais pleine de contradictions, et fortement ancrée dans la tradition et la vie camerounaise aussi. J’aime bien Maï. Notre petit séjour à Kribi va nous permettre de faire davantage connaissance.